Texte écrit dans le cadre d’un jeu littéraire, sur le thème “Les arbres poussent et j’attends”.

 

L’aire d’autoroute

 

Le premier jour, personne ne m’a vraiment remarqué. Ce n’était pas une aire d’autoroute aussi fréquentée que celles où se trouvent les restaurants et stations d’essence. Je m’étais installé sur un banc entre le coin pique-nique et les toilettes, avec vue sur les jeux pour enfants – hors service ceci-dit. 

Le deuxième jour a été un peu différent. Il pleuvait comme vache qui pisse, alors ça a interpellé ceux qui s’arrêtaient pisser eux aussi de me voir assis là, sans bouger, trempé sous la pluie. Ils m’ont demandé si ça allait, si j’avais eu un problème ou besoin de quelque chose. Pas tous, seulement les plus courageux. Il y en a plusieurs que j’ai vu hésiter (ceux-là ne me regardaient pas directement en face, plutôt du coin de l’œil) et finalement repartir sans avoir osé se mêler de mes affaires. Au fond, ça revenait au même. Je répondais aux courageux « ça va, merci, j’attends » et je distinguais une lueur de soulagement dans leur regard. Cette phrase leur suffisait pour s’autoriser à repartir. Pas besoin d’appeler les pompiers, une dépanneuse ou la police, pas besoin de me déposer quelque part ou de me nourrir. Je n’allais pas leur faire perdre un temps précieux sur leur trajet autoroutier.

Bref, j’ai pu rester longtemps, assis sur mon banc, sans être vraiment dérangé. Juste quelques allers-retours aux toilettes pour boire et me soulager.

 

Au bout d’une semaine, des gars de la maintenance sont venus réparer les jeux pour enfants. Il ne pleuvait pas, mais ils m’ont tout de même remarqué, surtout quand ils se sont aperçus que j’étais toujours là au deuxième jour d’intervention. C’est là qu’ils ont donné une sorte d’alerte et que le défilé a commencé.

 

Il faut que je vous parle de cette aire d’autoroute, tout de même. Je n’aurais pas cru faire si étrange dans son paysage parce qu’elle-même était franchement bizarre. On l’avait construite quelques années auparavant, à un endroit où l’autoroute traverse une forêt, un bout du pays un peu vide avec une colline boisée. L’aire faisait un gros demi-cercle goudronné qui bouffait la lisière du bois, et par endroits, on avait comme oublié des carrés de goudron pour semer de l’herbe et planter des arbres. Les arbres, c’était pour ombrager le coin pique-nique. Sauf qu’ils avaient un tronc épais comme mon bras et quelques branches pitoyables. Ils étaient bien trop jeunes pour faire une ombre digne de ce nom avant au moins plusieurs années et malgré leur jeunesse, ils ressemblaient à des vieillards en soins palliatifs, décharnés, tremblants et cassants. Peut-être qu’à voir les grands arbres centenaires à 50 mètres d’eux, peut-être qu’à penser à ceux qu’on a arrachés pour les mettre à la place, ils ne se sentaient pas à la hauteur ? Mais ils essayaient de pousser quand même.

 

Des gens sont venus me parler suite à l’alerte, comme je vous disais, et ils ne se contentaient plus de « ça va, merci, j’attends ». Ils se présentaient avec toutes sortes de titres et d’uniformes, et avec une commune obsession du « pourquoi ? ». Ils voulaient à tout prix savoir ce que je faisais ici, sur mon banc. Ils avaient peur que je meure de faim ou d’une pneumonie, et n’aimaient pas tellement que je leur réponde « bof ».

À un moment, j’ai eu envie de leur raconter n’importe quoi tellement ils insistaient pour que je leur donne une raison. Leur dire que ma femme était morte dans un accident de voiture ici, que mon fils avait fugué pendant une pause sur cette aire, que mon premier amour m’avait quitté et que c’était là que je l’avais rencontré, qu’un homme me faisait du chantage et que je devais attendre ici qu’on m’amène une valise pleine de billets à lui ramener ensuite, que j’avais perdu mon travail, mon logement et que je ne savais plus où dormir, que je faisais une grève de la faim pour une cause qui les dépassait et que je faisais une expérience pour voir si on pouvait arrêter le temps. Mais je ne l’ai pas fait. Ils n’auraient jamais cru le cumul de tout ça et s’ils me croyaient fou ils allaient m’emmener de force. Ceci dit, ils allaient sûrement le faire quand même, ils n’arrêtaient pas de le répéter. Un homme avait une obsession marrante. Il voulait absolument savoir si j’étais venu en voiture, où elle était et si j’avais bien gardé mon ticket d’entrée d’autoroute. Vu ce qu’il baragouinait sur ce qu’on a le droit de faire ou pas sur les autoroutes, je crois que sa question n’avait en fait aucun sens, mais ça se voyait que ça le rassurait beaucoup de me demander ça, parce que c’était un des trucs de sa routine apparemment.

Parce que, oui, très vite, j’ai remarqué que je leur faisais peur. Un homme de trente-cinq ans assis sur un banc dans une aire d’autoroute, et qui veut continuer d’y attendre sans complément d’objet direct pour préciser quoi, ça fait peur.

 

Je leur ai dit « Les arbres poussent et j’attends. Ils savent qu’ils doivent faire de l’ombre, mais se sentent trop petits pour ça. Ils n’ont pas compris pourquoi on a arraché ceux d’avant et se demandent s’ils se feront arracher eux aussi. Pourtant ils ont le courage de continuer de pousser, pour essayer. Moi pas. »

 

Un petit gars m’a demandé plutôt gentiment « essayer quoi ? »

En parlant de moi, pas des arbres.

 

Alors j’ai répondu : « Vous, vous ne comprenez pas ce que j’attends. Alors vous attendez là, plantés devant moi. Moi je ne comprends pas le monde. Je ne sais pas quoi en faire. Je ne comprends pas ses réponses quand je lui pose des questions. J’attends pas de comprendre, c’est foutu ça. Mais je fais comme vous qui savez pas quoi faire de moi. J’attends. Si vous décidez de me faire soigner pour folie, c’est peut-être ce qu’il faut faire pour le monde aussi. »

 

Ils auraient pu tous s’asseoir pour attendre avec moi, mais non. Ils ont foutu le monde sous Prozac.

Ça n’a rien soigné, mais ça a un peu calmé leur peur à eux.