Nouvelle écrite dans le cadre d’un jeu littéraire ayant pour thème les arcanes majeurs du tarot de Marseille.
Et la Lune pleura pour abreuver les chiens
Au commencement, il n’y avait qu’Elles.
« Il
fait
vide,
invisible,
indescriptible. »
auraient-ils dit en contemplant le néant, paniqués d’ignorer le nom de cette couleur. L’inconnu effraye les Hommes autant qu’il les attire, mais ils n’existaient pas, au commencement.
Au commencement, il n’y avait qu’Elles, et tout le reste devait être créé.
— Tu es loin, craqueta la Créature.
La Lune essaya de s’étirer pour s’approcher. Des rayons pointus germèrent de sa face ronde, mais elle ne bougea pas d’un millimètre. Ses lèvres se pincèrent sous la contrariété.
— Mes pattes-pics valent mieux que ton air illuminé. L’éternité va te sembler longue si tu restes collée comme un moustique sur la visière d’un motard.
— Quoi donc ? s’exclama la Lune ahurie. Un mou… ? Un mo… ? Que dis-tu ?
— Je sais l’avenir, moi. Tu n’es pas au bout de tes surprises, jeunette !
— Je sais le passé, moi, répliqua-t-elle vexée. C’est juste qu’il n’est pas encore très long.
— Ah, admit la Créature. J’ai tendance à oublier cette chose inutile. Si je viens à tes côtés, je pourrais te prévenir du pire et tu me conterais mes souvenirs ? Je les oublie si vite…
L’astre acquiesça, et sa compagne entreprit de se mouvoir dans sa direction. Frémissement des pattes-pics qui s’ancrèrent dans la substance, poussèrent, poussèrent de toutes leurs forces pour s’en extirper. Les pinces s’agrippèrent au néant, tirèrent, tractèrent. Deux centimètres gagnés. La Créature s’enhardit. Sa carapace stridulait sous l’effet de la concentration. Le bruit s’intensifia, de plus en plus aigu. Sa queue s’éleva avec les notes, montant, montant, et…
Crac !
L’appendice, en s’abattant, avait fissuré le vide, décollant par la même occasion le corps de la Créature. Libre ! À petits pas rapides, elle commença à parcourir l’infini. On ne voyait rien mais une matière portait ses pattes. Droite, gauche, tourner la tête à trois cent vingt degrés. S’enfoncer, puis revenir en arrière. Mais aucun moyen de cheminer jusqu’à la Lune. Une force attirait inexorablement la Créature dans l’autre sens, comme s’il y avait un bas, comme s’il y avait un haut. Comme si la créature ne pouvait s’élever. Sa colère explosa. Crac ! Crac ! Du plat des pinces elle giflait l’absence de sol qui pourtant l’attachait à seulement une moitié d’infini.
— Rhaaa ! fulmina-t-elle. Deux bouts d’immensité qui ne sont pas reliés ! Il ne manquait plus que ça !
Toutes ses tentatives échouèrent. Elle ne parvint qu’à réduire la distance à l’occasion de sauts ridicules dont les atterrissages faillirent lui fissurer la carapace.
— J’abandonne, dit-elle en continuant de se promener sous la Lune. Tu es complètement perchée, ma pauvre !
— On dirait… Tu ne le savais pas, toi qui vois l’avenir ?
— Si tu crois que tu m’intéresses au point que je regarde ça ! Je ne suis pas narcissique comme toi. Je n’avais simplement pas vu que je ne savais pas voler. Tu dois être bien creuse à l’intérieur, ballon de baudruche, pour te retrouver là-haut !
— C’est agréable d’être légère ! protesta la Lune.
— Espérons que ce sera aussi agréable d’être seule.
L’astre soupira de tristesse, désolé de sa désolation. Un petit nuage se forma au bout de ses lèvres, d’une consistance qui tranchait dans le vide. Duveteuse. La Lune tira la langue pour le lécher, mais il s’était déjà trop éloigné. Elle souffla de nouveau, plus longtemps cette fois. Des volutes s’échappèrent de sa bouche. Leurs textures effilées s’entrelaçaient et tissaient l’atmosphère. Sans couleur. Pourtant le spectacle était visible, épais, superbe.
— Tu as vu ? lança fièrement la Lune à la Créature entre deux expirations créatrices.
La bête maugréa.
— Oui, oui… Engendrer le ciel, donner de l’air au monde… Ça va, c’est pas la peine de te prendre pour une déesse, non plus.
— Fshhh… Parce que toi, pfff, tu sais faire, psshhh, pareille chose, fshhfff, peut-être ?
— Moi, je n’ahane pas comme une vieille carne quand je crée. Regarde plutôt.
Ce disant, la Créature saisit entre ses pinces le vide qui l’entourait. Dans de grands claquements, elle se mit à le couper avec virulence. Il ne s’agissait plus de fissures mais d’entailles, de crevasses. Derrière la non substance, il y en avait une qui ne demandait qu’à s’échapper. La Créature se prit d’un fou rire saccadé par les bruits de déchirures que ses coups de pinces engendraient. Un liquide sombre et visqueux s’écoulait des ouvertures : des dégoulinures dont la forte odeur de sang fit froncer le nez à la Lune. La bête s’en enduisait la carapace, puis nageait jusqu’à un bout de néant qui lui avait échappé. Appétissant vide à combler. Clac ! Une faille ! Et des litres, et des litres de purin ferreux qui s’en déversait. Le sol poisseux généré par la créature se reflétait dans ses minuscules yeux brillants. Quelle fierté de créer la terre, la matière ! Quel plaisir de se rouler dedans, d’éprouver ce toucher ! Un contact qui marque, dont on ne sort pas intact.
— Ta carapace est sale, fit remarquer la Lune écœurée.
— Tu ne comprends rien, toi, au milieu de tes nuages gazeux !
— J’ai belle allure, moi.
— Et l’esprit court aussi.
— Au moins j’en ai un. Je ne vois pas quelle cervelle pourrait tenir dans ta tête atrophiée et pointue !
— Tu te fies aux apparences, Lune. Tu rejettes, tu méprises, tu compares et tu classes.
— Point du tout ! s’offusqua-t-elle.
— Et tu mens. Tu t’entendras bien avec eux.
L’astre s’apprêtait à répliquer quand soudain, le marais putride dans lequel siégeait la Créature se mit à trembler. Partout, jaillirent des arbres, surgirent des plantes. Des montagnes s’élevèrent en grondant, explosèrent parfois en coulées de lave qui tracèrent des sillons jusque dans les vallées. Tout en même temps, des fleurs s’ouvraient, puis fanaient à toute vitesse. Des fruits chutaient et un arbre naissait à leur impact sur le sol. La Lune abasourdie observait la Créature qui tourbillonnait sur elle-même, reine du mouvement impulsé, origine du changement des matières : car le purin liquide n’en était plus. Un sol solide et fertile le remplaçait, de plus en plus difficile à apercevoir sous la luxuriance qui en prenait possession.
— Je…
— Tu t’inclines, évidemment, ricana la bête.
Une moue boudeuse tordit le visage lunaire. Son souffle sortit brusquement par ses naseaux, colérique, et de sombres nuages parsemèrent le ciel.
— Ne te fâche pas ! dit la Créature. Ton rôle est important aussi.
Le silence qu’elle laissa s’installer débordait de mystère, et sa compagne ne tarda pas à le rompre.
— Mon rôle ? Mon rôle ? Dis m’en plus, vilaine !
Un gloussement rejoignit le chant de la nature qui s’épanouissait bruyamment. La créature se laissa tomber sur le dos, au milieu d’herbes qui la chatouillaient. Elle agita ses pattes et ses pinces en direction du ciel, battit de la queue, puis se gratta le ventre.
— Tu l’ignores encore, daigna-t-elle enfin répondre, mais tu es maîtresse des eaux. Il en faudra bientôt pour que tout cela perdure. Et tu ignores aussi que tu m’aimes.
— Quoi ? Point du tout !
Subitement, des animaux surgirent d’entre les arbres, aussi hauts qu’eux. Une gigantesque patte manqua de peu d’écraser la Créature. Cela relança son fou rire dont des flopées d’insectes naquirent puis retombèrent au sol aussitôt, inertes. Les grands reptiles qui erraient maintenant sur la planète tournaient en rond, se battaient ou gémissaient. Ils grattaient furieusement la terre. Des ailes poussèrent à certains qui foncèrent aussitôt vers la Lune en s’égosillant de longs hurlements. Elle les éclipsa d’un souffle, toutefois impressionnée par le désespoir qu’on lisait dans leurs yeux.
— Donne leur à boire ! cria la Créature. Ils vont finir par disparaître si tu ne te décides pas. Ça m’a demandé un sacré boulot, je ne vais pas les créer deux fois !
— Mais… Mais, je ne sais pas faire !
Arbres et plantes continuaient de pousser, de faner et de repousser. Une sorte de clignotement végétal que la bête maintenait avec peine. Les animaux tombaient, un par un, morts. La Lune souffla de toutes ses forces. L’atmosphère devint glaciale, puis se réchauffa, puis refroidit encore, mais aucune goutte d’eau ne tomba du ciel.
Et les dinosaures périrent jusqu’au dernier, sous le regard affligé de la Créature.
— C’est pas pour rien que tu as la forme d’une courge ! lança-t-elle à sa compagne.
L’astre ne protesta pas, chagriné de son échec.
— Je vais en faire des plus petits, mais tu leur donnes à boire cette fois-ci, hein ? Parce qu’après je vais filer, le temps passe, mine de rien.
— Filer ? Quoi ? Mais ! Comment ça ?
— Je ne peux pas rester… Je vais devoir disparaître.
La lumière vacilla, puis se tamisa.
— Mais… Tu ne vas pas me laisser toute seule ! Je veux que tu restes, moi…
La créature sourit. Ça changeait de ses fous rires et ça lui donnait un drôle d’air.
— Ah ! Tu vois bien que tu m’aimes !
— Peut-être un peu, oui…
— Mais je ne peux pas, Lune. Je sais l’avenir, souviens-toi. Et je vais te confier un secret. Il est la pire chose qui puisse être.
— Et tu as peur ? Toi ? Je ne pensais pas que cela pouvait arriver.
— Non, je n’ai pas peur. Je suis la Destinée, Lune. Si je m’efface, tout devient possible. L’avenir pourra s’écrire d’une autre façon. Je vais donner le premier mouvement et puis le reste s’engendrera sans moi.
— Non, ne pars pas…
Mais la Créature n’écoutait plus.
— N’oublie pas, Lune, la Vie a besoin de ton eau. Et si les Hommes finissent par apparaître, méfie-t’en.
— Attends…
Déjà des oiseaux s’envolaient des arbres, des souris couraient au sol, poursuivies par des tigres. Dans un craquement sinistre, la Créature s’extirpa de sa carapace et se traîna sur la terre, fragile mollusque rampant. Elle qui savait l’avenir se plaça sur le chemin d’un troupeau de mammouths. Impossible de réchapper au piétinement de leurs gigantesques pattes.
— Non ! Non ! supplia la Lune.
Mais la Créature n’écoutait plus.
Déjà la terre vibrait tandis que le troupeau courait à la recherche d’une mare où s’abreuver.
Non, la Créature n’écoutait plus.
La Créature n’était plus.
Au loin, des hommes marchaient avec maladresse. Ils regardaient leurs pieds qui s’emmêlaient et n’avaient peut-être même pas remarqué l’astre qui luisait. La Lune se para de son visage le plus triste.
Alors les animaux s’agitèrent, commencèrent à se battre et à gratter la terre. Leur soif les dévorait, et tous hurlaient vers l’astre solitaire. Des chiens arrivèrent, se joignirent au reste de la Vie pour implorer de l’eau. Ils montèrent au sommet d’une colline pour tendre leurs langues avides.
La Lune pensa à la Créature.
— Oui, je l’aimais, se dit-elle.
Et la Lune pleura pour abreuver les chiens.