Publié dans le n°3 de la revue internet “Le Mammouth Éclairé”.

 

Exclosion

 

Sur la très haute branche du plus grand arbre du monde, Philomène, demoiselle éternelle, coulait des jours duveteux. Cette oiselle était l’amie du Dieu Vent et du Dieu Temps qui avaient créé la vie puis donné naissance, pour lui plaire, au séquoia géant sur lequel elle reposait. Tous les mille ans, une plume se détachait de son corps mais elle ne savait jamais de laquelle il s’agirait. Cela faisait dix fois déjà qu’elle se retrouvait dépouillée de cette petite partie d’elle-même et qu’elle offrait, un millénaire sur deux, cette tige de douceur à un de ses amis dieu. Vent et Temps s’en paraient fièrement, parfois se les échangeaient et d’autres fois encore, s’en servaient pour écrire quelques légendes qu’ils laissaient tomber au sol pour ensuite se moquer de la crédulité des Hommes.

Philomène, pour sa part, n’avait pas immédiatement remarqué ces points noirs insignifiants qui s’agitaient au bas de son arbre. Ce fut à force d’entendre ses amis en parler, à force d’envie de partager leurs fous-rires auxquels elle ne comprenait goutte qu’elle se décida à les observer. Les humains, peuple des bas-fonds dépourvu de plumes, étaient à première vue d’un maigre intérêt. Ils semblaient vivre en troupeau, ne savaient pas se tenir tranquille et décrivaient des lignes incohérentes. Parfois brefs allers-retours, parfois longues courbes épousant la rondeur du monde. Philomène s’étonnait de leurs trajectoires et de leur obsession de se mouvoir. Le sol sortait un peu sali de sous leurs pieds, ce qui ne se remarquait qu’à peine les premiers temps, lorsqu’ils n’étaient que peu nombreux, mais prit rapidement des airs de gribouillage quand ils commencèrent à se multiplier.

 

De tout temps et de tout vent, Philomène avait eu de nombreux prétendants. Oiselle géante au plumage de feu, chaque volatile du bas-monde la visitait au moins une fois dans sa vie et profitait de ce pèlerinage à la beauté pour lui déclarer son amour qu’elle accueillait d’un pépiement ravi. Parfois, elle se laissait charmer au point d’échanger quelques bécotements avec un oiseau se démarquant des autres. Elle appréciait le courage des manchots qui, dépourvus du don de voler, escaladaient courageusement son séquoia pour venir la trouver. Toutefois sa préférence allait au quetzal dont elle ne se lassait pas de regarder la queue, longue et vivement colorée, danser jusqu’à complètement l’envoûter. Plus vieille encore que le monde lui-même, Philomène parlait tous les chants d’oiseaux et se délectait de ces conversations sifflotantes durant lesquelles il lui semblait voyager sans jamais quitter son arbre. Elles lui étaient aussi essentielles que son petit-déjeuner-graines-de-nuage et si un jour se passait sans visite, l’oiselle étendait ses gigantesques ailes jusqu’à voiler le soleil. Capricieuse, elle ne rendait sa lumière au monde que lorsqu’un oiseau la rejoignait, apaisant son courroux.

 

Mais vint un âge où nul ne se présenta plus en haut de l’arbre le plus grand du monde.

 

Philomène ombragea la planète de longues heures durant mais ses éclipses demeurèrent vaines. Elle s’offusqua, s’énerva, cria quelques noms d’oiseaux, puis s’interrogea et enfin, s’inquiéta grandement. Quelque chose avait dû se passer, d’au moins aussi grave que le chant du hibou. Son regard parcourant le sol lointain, l’oiselle s’aperçut que de minuscules carrés noirs ou orange recouvraient désormais toute la surface du monde, les points noirs n’ayant de cesse de se rendre de l’un à l’autre. Pour la première fois de sa longue vie d’oiselle, elle décida de descendre sur la terre dont sont prisonniers ceux qui ne savent pas voler. Ses ailes se déployèrent et se gonflèrent du vent d’en haut. Philomène précipita son corps dans le vide et se laissa porter par l’air. Elle faisait la ronde avec elle-même puisqu’aucun rapace ne se trouvait dans le ciel pour l’accompagner. Lentement, elle descendit vers le bas-monde qui grossissait à vue d’œil alors qu’elle-même rapetissait son corps pour se mettre à la taille des êtres qu’elle rejoignait.

 

L’étonnement de l’oiselle fut sans pareil. A voir les choses de loin on s’en fait toute une idée et quand enfin on s’approche, on se retrouve face à une autre réalité. Tout d’abord, les humains étaient bien moins petits qu’ils ne le paraissaient de là-haut, et même plus grands que les congénères de Philomène, ce qu’elle n’aurait jamais soupçonné. Quant aux carrés qu’elle avait distingués depuis son belvédère, il s’agissait en fait de cubes à l’intérieur creux et dans lesquels les Hommes, manifestement peu adaptés pour vivre sur les branches des arbres, s’enfermaient les nuits et passaient les jours. Ces blocs de briques, torchis ou béton avaient poussé partout comme des champignons. De l’herbe, des arbres, de la terre salissante plantées de fleurs, il en restait bien sûr, mais seulement dans l’entre-deux, exclusivement à la condition qu’autour se trouvât, encadrement méthodique, autant de ces étranges habitations que nécessaire pour refermer le cercle. Un moineau dodu avait accueilli Philomène et se déplaçait en sautillant lourdement à ses côtés. L’oiselle écoutait le récit de son compagnon en parcourant le quadrillage des rues, mesurant avec perplexité l’étendue des dégâts.
— Nous avons été pris au piège du grand Vis-à-Vis qui s’est emparé du monde, expliquait-il. Les maisons sont désormais si proches les unes des autres que parfois six foyers nourrissent une seule famille d’oiseaux. Il y a bien longtemps que je n’ai vu un membre de notre espèce gratter le sol pour y dénicher un ver de terre, Dam’Oiselle, la nourriture est si abondante que nous n’avons qu’à nous poser pour picorer. Toutefois, nous ne savons pas résister à l’infinité et nos ventres ont grossi à l’image de ceux de nos voisins humains. Nombre d’entre nous ne peuvent plus voler du tout et rares sont ceux qui s’élèvent à plus d’une dizaine de battements d’ailes au-dessus du sol.

 

Partout autour de Philomène, des oiseaux obèses se mouvaient péniblement, fuyant son regard, honteux de leur absurde situation. Pour rejoindre les branches des arbres, ils s’accrochaient péniblement aux tiges de lierres qui habillaient les troncs en les pinçant de leurs becs et escaladaient tant bien que mal l’écorce pour parvenir à leurs nids. Plusieurs essais étaient parfois nécessaires et il n’en fallait qu’un de trop pour qu’un prédateur passant par-là coupe court à la pénible épopée. Philomène en avait vu assez et, à tire d’aile, s’évada de ce sombre spectacle.

 

Partagée entre tristesse et colère, l’oiselle se rendit directement chez ses amis dieux pour leur faire part de son accablement.

 

— Temps ! Vent ! Qu’avez-vous fait de ce monde ? Pourquoi l’avoir créé si c’était pour le rendre aussi insensé ?

— Allons Philo, répondit Vent d’un air surpris, tu as parfois une cervelle d’oiseau et une bien mauvaise mémoire !

— C’est toi qui as créé le monde, compléta Temps, pas nous !

Philomène demeura interdite face à ses amis.

— C’est vrai que c’était il y a très longtemps, admit Vent. Ce gros œuf sorti de toi était inerte.

— Nous n’avons fait que lui insuffler le mouvement qui lui manquait, conclut Temps.

 

Plusieurs nuits blanches furent nécessaires à Philomène pour se remettre de sa perplexité. Un vague souvenir était remonté en elle depuis le fond des âges et elle n’arrivait pas à comprendre comment elle avait pu oublier que le monde était son propre œuf. En toute logique, la question qui découla de cette incroyable révélation la perturba plus encore. Pourquoi, depuis tant de millénaires, n’avait-il jamais éclos ? Il lui fallut encore une journée entière, qu’elle passa à contempler le mouvement des points noirs en dessous, et une nuit complète, durant laquelle elle observa attentivement chaque point jaune scintillant au-dessus, pour prendre sa décision. Au petit matin, Philomène perdit une plume et s’en servit pour laisser un mot à ses amis dieux. Puis, gardant cette fois-ci sa taille de géante, elle se laissa de nouveau voler jusqu’au sol du monde d’en bas. Elle se posa entre deux Vis, là où la terre était gorgée de vers que nul ne mangeait plus. De son bec puissant et de ses serres acérées, la gigantesque oiselle creusa jusqu’à trouver le trésor qu’elle recherchait.
La coquille.

 

 

Comment savoir, où trouver la certitude qu’elle n’était pas en train de commettre une irréparable erreur ? Philomène hésita quelques instants et se sentit tendrement entourée de son ami Temps. Une brise caressa son plumage, effaça un peu de la poussière terreuse qui recouvrait l’œuf, et elle sut que Vent la comprenait. S’armant de courage et d’un peu de folie, l’oiselle frappa violemment la coquille de son bec et un craquement résonna jusqu’au plus haut du ciel. L’œuf se fissura, son enveloppe se brisa sous l’onde du choc initial. Le monde entier trembla et les êtres se précipitèrent hors des blocs cubiques qui les contenaient. Etrangement, les arbres semblaient enracinés au-delà de la couche de terre qui recouvrait la coquille et demeuraient immobiles. Peut-être appartenaient-ils déjà au monde qui était en train d’éclore ? Hommes, oiseaux et autres animaux, s’accrochèrent aux branches tendues vers eux tandis que le quadrillage goudronné était englouti à la façon d’un champ de mauvaises herbes qu’on laboure.

 

Tous, Philomène comprise, retenaient leurs souffles devant cette vision d’apocalypse. Puis, Vent souffla sur les décombres pour leur donner l’idée de respirer à nouveau.

 

De l’œuf brisé d’une oiselle éternelle, c’était la seconde chance du monde qui venait de naître.

 

dessin par Cassandre