Ici

 

Ici, j’ai perdu un membre de mon corps et trois de ma famille. Il ne reste que mon frère et moi, adossés contre un mur. Quoi de plus étrange qu’un pan dressé au milieu des friches, couvert de la tapisserie jaunie de son enfance ? Ce papier peint a vieilli en trois mois seulement. Comme nous. Ai-je réellement seize ans ? Brusquement, Yann et moi nous recroquevillons au sol d’un même mouvement. La terre s’est mise à trembler et un vacarme assourdissant nous tétanise. Des dizaines d’explosions retentissent autour de nous. Mon frère se presse les oreilles des deux mains, je n’ai plus que mon bras gauche pour enfouir ma tête. Une pluie de fragments nous assaille : de la boue séchée, des tessons et du bois. Parfois des morceaux mous sentent la chair et le sang, mais rien ne nous permet de déterminer leur nature avec certitude. Un des projectiles vient de me blesser la jambe. Cette douleur s’ajoute à toutes les autres, persistantes, que ma conscience contient avec peine. Si elle venait à déborder, qu’adviendrait-il de ma raison ? J’ignore ce que fait mon frère, car j’ai fermé les yeux. Est-il seulement vivant ? Puis je pense à ce mur dont nous n’avons pas pu nous éloigner. L’ultime vestige de notre passé, une pièce d’un puzzle dont toutes les autres ont été perdues. L’intérieur n’existe plus : aucun toit, aucun abri ne subsistent. J’ouvre une porte sous mes paupières closes, car il faut que j’entre quelque part. Un besoin. Une urgence. Cette guerre m’est trop insupportable. Alors, je m’enfuis. Ailleurs.

 

Ici, on entend le bruit du vent dans les feuilles des oliviers. Le souffle est chaud sur mes deux bras, pourtant un frisson me traverse. Mes deux bras. Je respire profondément et ne perçois plus la puanteur de mon moignon gangrené. J’en pousse un cri de joie ! Le soleil me caresse tendrement, se noie dans le noir de mes cheveux. Je le sens gigoter pour s’en extirper. Ou bien est-ce seulement le vent ? Suis-je folle ?

Je m’attendais à un panneau, ou à quelqu’un pour m’accueillir. À défaut, une voix aérienne aurait pu convenir.

« Bienvenue sur le chemin de l’adieu, nous avons le plaisir de vous offrir ces quelques mètres de bonheur en réparation de toute la souffrance que vous avez supportée. »

Mais non, rien. Juste une intime conviction.

J’aurais voulu connaître le parcours pour me jouer du destin. Avec un peu de ruse, cela m’aurait permis d’éviter la sortie, de cueillir quelques instants de vie supplémentaires. De ne pas m’arrêter à ce triste constat :

« Tout ce que je n’ai pas encore créé, tout ce qui a déjà été détruit… »

Je caresse mon bras droit et épelle mentalement le mot espoir. Un sourire amer se dessine sur mon visage.

 

Le sentier que j’emprunte sinue dans l’oliveraie. En dix pas, ma mémoire s’est complètement effacée. J’ai oublié jusqu’à mon nom. Mon corps est vierge de toute sensation et j’ignore de quelle espèce je suis issue.

Désormais, une forêt m’entoure de ses arbres entremêlés. Je ne me doutais pas que mes pieds étaient dotés d’intuition, pourtant ils s’arrêtent avant de trébucher sur une racine que je n’avais pas remarquée. Je la suis du regard avec fascination. Elle ancre au sol un chêne massif dont le tronc fait bien trois fois la largeur du mien. Un relief sur son écorce m’attire et je m’aperçois qu’un lierre l’enserre. Cette tige plus grosse que mon bras le parcourt gracieusement. J’éprouve instinctivement sa solidité en tirant dessus et me satisfais de sa résistance. Me voici agile grimpeuse, je m’élève en quelques secondes. Une branche robuste s’offre à moi et je m’y suspends. Le poids de mon corps cherchant à rejoindre la terre me procure une délicieuse sensation d’exister. Puis je m’installe dans une posture confortable et cesse de bouger.

J’écoute sans essayer d’entendre. Je m’ouvre. Une incroyable symphonie se joue, partout autour de moi. Des glands tombent et frappent la mousse au sol. Ça et là, des pépiements et chants d’oiseaux fusent. Ils se répondent, se superposent, se complètent. Le vent les emporte et les module. Des insectes stridulent quand l’harmonie déraille, alertant l’orchestre cosmique dont j’espionne la répétition. À quelques mètres, je discerne un blaireau quittant son terrier. Les feuilles mortes émettent un chuchotis sous son trottinement. Une accalmie. Puis tout reprend de plus belle et mon cœur tente de battre à l’unisson.

Je ne me souviens plus de ce qui m’attend au bout, mais je sais que je dois poursuivre ma route. Le chemin zigzague agréablement dans le bois. Je me sens paisible et légère. Les pierres qui parsèment le sentier me servent de tremplins et je vole entre deux foulées. Bientôt, je rejoins le lit d’une rivière où un filet d’eau se faufile entre les galets, tranquille. La végétation qui l’entoure se tend vers sa fraîcheur pour lui rendre hommage. Son abondance me grise, et la beauté du paysage me subjugue. Mes yeux ne se lassent pas de contempler ces branches et lianes transperçant l’air. Toutes sont recouvertes de mousse duveteuse sur leur moindre centimètre. Un manteau de neige verte aurait figé ce tableau de la même façon.

Furtivement, un parfum attire mon attention. J’en remonte la piste, concentrée sur cette admirable note. En quelques minutes, je débouche dans une clairière. L’herbe me chatouille impudemment. Les épis frôlent mes cuisses et sèment leurs graines au fil de mon passage. Au centre de la prairie, des pêchers débordent de fruits, ceux tombés à terre macèrent au soleil, si nombreux qu’ils ont tassé les herbes hautes. Cela dessine l’ombre des arbres et me donne envie de les imiter. Je ne réfléchis pas et me laisse choir sur le dos. L’atterrissage est plus rude que prévu, mais je pars dans un grand éclat de rire et m’étire pour imprimer ma silhouette en ce lieu. L’odeur des fruits ne tarde pas à se rappeler à moi. Je roule sur le ventre et rampe à travers les tiges pour rejoindre le bosquet. Pendant que je croque goulûment dans la chair sucrée, une question me vient.

« Est-ce vraiment la bonne saison, pour les pêches ? »

Puis une autre, immédiatement.

« Qu’est-ce que je fais ici ? »

Je m’avise soudain d’une bâtisse au fond de la clairière, sa façade me paraît familière. Dès que mon estomac est repu, je me relève pour m’en approcher et la découvre plus basse que je ne l’aurais cru. Cette maison de pierre ne comporte pas d’étage. Sur ses côtés, des oliviers s’épanouissent. Le bruit du vent dans leurs feuilles m’apaise. Je me demande qui peut habiter là. Alors, je décide de pousser la porte.

 

Et elle s’ouvre en même temps que mes yeux.

 

Ici, une bombe explose contre le mur, et tout s’arrête.