Celle qui parlait comme entre parenthèses

 

Sa voix se fondit dans le cliquetis des feuilles ­– enfin, si l’on pouvait appeler ça des feuilles. Elle parlait comme entre parenthèses, d’un ton sans ton, sans accent, sans roulement, sans bruit vraiment. Je n’avais pas entendu sa réponse, et ça me contrariait. Non pas que je me sentisse inquiète, mais j’éprouvais tout de même le léger malaise qui s’impose dans l’air quand un mystère s’y trouve aussi.
Je n’avais jamais vu de paysage plus surprenant : des dizaines de lampadaires plantés anarchiquement, des centaines peut-être, de tous côtés autour de moi. Une forêt entière s’étendait sous mes yeux éberlués, composée de ces mâts métalliques. Des branches à fioritures s’étiraient depuis les troncs, chargées de nombreuses ampoules aux tailles diverses. Ces tiges rigides oscillaient légèrement sous l’effet du vent, entrechoquant leurs petites lampes en un claquement doux. Je n’arrivais pas à savoir si je trouvais cette musique agréable ou sinistre. D’une certaine façon, l’étrangeté du lieu désarmait mes perceptions. Et puis, dans cette sorte de clairière dont le diamètre faisait à peine trois fois ma taille, il y avait un banc avec la gamine assise dessus. Mon ombre, projetée par le soleil resplendissant, léchait ses jambes ballantes.

— C’est quoi cet endroit ? demandai-je de nouveau en me penchant pour bien écouter sa réponse.

Silence. Du moins rien d’autre que la toile sonore qui habillait déjà le lieu. Comme je m’étais approchée, j’observai la fillette. Avec mes quatorze ans, je devais bien avoir quatre ou cinq ans de plus qu’elle. Le gris de ses yeux me frappa, parce qu’on devinait le bleu derrière sans pourtant en voir un soupçon, la même certitude qu’on a lorsqu’on songe à la vraie couleur du ciel caché derrière les nuages de septembre. Puis je remarquai sa bouche triste qui tirait ses pommettes vers le bas, on aurait dit une parenthèse tombée à l’horizontale, comme sa façon de parler.

— C’est une forêt d’idées, dit-elle au bout d’un long moment.

Encore cette voix monocorde et à peine audible, mais cette fois j’avais compris.

Bzzzzzz.

Un grésillement me fit tourner la tête. En prêtant davantage attention aux lampadaires, je m’aperçus que leurs ampoules luisaient à très faible intensité. Dans la lumière du jour, on distinguait à peine le halo qu’elles généraient.

Brrzzzzzz.

À quelques mètres de moi, une résistance vira à l’orange vif. L’ampoule se mit à clignoter, mes yeux se plissèrent.

Grrrzzzz.

Éteinte. Elle avait grillé.

— Tu t’appelles comment ? demandai-je à la gosse qui regardait devant elle avec indifférence.

— Laureline. Ma mère dit que je suis un prolongement d’elle-même, puisqu’elle s’appelle Laure.

Je ne m’étais pas attendue à ce qu’elle devînt si volubile – son timbre restait cependant celui d’un fantôme. Un frisson me parcourut. Je m’éloignai pour me balader entre les réverbères. De hauteurs et de largeurs variées, les troncs n’étaient pas toujours constitués du même métal. Leurs couleurs tiraient sur les kakis, gris et marrons, j’avais parfois du mal à me dire qu’il ne s’agissait pas d’écorce. Les ampoules étaient ici abondantes, là en moindre quantité. Au sol, une mousse foisonnante atténuait le bruit de mes pas. Je touchai timidement un réverbère au pilier mince, son contact froid me laissa une impression désagréable. Qu’est-ce que je faisais là ? Puis je remarquai une plaque vissée en haut du mat principal, juste avant le boîtier de verre qui renfermait la plus grosse ampoule de cet ‘arbre’. Je m’étirai sur la pointe des pieds pour mieux voir. En relief sur le métal, un nom apparaissait en caractères script : Laureline. Excitée par ma découverte, je m’empressai d’aller de lampadaire en lampadaire et je constatai que tous portaient cette même signature.

La gamine s’était levée et approchée de moi sans que j’y prenne garde. J’allais l’interroger, mais son regard me glaça. Des yeux perçants, furieux même. Vivants, au moins. Rien à voir avec ses lèvres parenthèses desquelles le son sortait en sourdine.

— Ne te fie pas aux apparences, me dit-elle, tu te tromperais.

— Je…

L’ambiance devenait électrique, et les grésillements incessants des ampoules ne venaient pas contredire cette impression. Je tentai un sourire hébété dont j’avais le secret et lançai :

— Ce sont donc tes idées ? Tu en as d’innombrables, c’est incroyable !

— Non, je viens de te le dire. Ce ne sont pas les miennes.

Sa bouche s’affaissa encore plus. Je vis la colère s’effacer de ses yeux comme des nuages soufflés par le vent, et puis des larmes coulèrent sur ses joues, silencieusement. Son corps était tout pâle et menu. Maintenant qu’on se tenait toutes les deux debout, je m’apercevais que je mesurais une bonne tête et demie de plus qu’elle. Quant à son âge, je n’aurais pas su lui en donner.

— Je n’ai pas d’âge, je n’ai rien vécu, lança-t-elle. Et ces idées, elles portent mon nom, mais elles ne sont pas à moi. On me les a données. Tout un tas de gens bien intentionnés. Des cadeaux qu’on ne peut pas refuser et qui prennent toute la place.

Je me retins de lui demander comment elle faisait pour entendre mes pensées, car cela ne me parut pas opportun. Sa tristesse me touchait, et puis j’avais tout un tas de certitudes qui se bousculaient dans mon esprit de façon étrange. Sûr que sa voix était superbe si on enlevait les parenthèses. Sûr que j’avais pris ce chemin de forêt pour lui tomber dessus. Sûr qu’il y avait une solution à son problème de lampadaires plantés par d’autres, mais gravés à son nom.

— Laureline, elle est tout de même belle, cette forêt, non ?

Un frisson la parcourut, et toutes les ampoules autour se mirent à cliqueter.

— Non, je la trouve laide cette forêt. Elles me font peur ces idées, et je crois qu’elles peuvent me tuer. Si je les laisse s’éclairer, on ne me voit presque plus.

Son teint me parut davantage blafard après qu’elle eut dit cela. Autour, les lampes diffusaient leur halo presque totalement effacé par la lumière du jour. En plissant les yeux, il me sembla que la scène prenait une coloration différente, chaude, mais inamicale.

— Oui, tu vois, c’est affreusement glauque, me dit-elle. Je peux te montrer si tu veux, il faut juste que je mette la nuit et que je monte l’intensité.

Cela ne me parut pas étrange, pas plus que le monde ou que la vie en général en tout cas. J’acquiesçai donc à sa proposition.

Laureline cligna des yeux et le soleil déclina. Nous pûmes bientôt le regarder en face, grosse boule rouge en train de se faire avaler par l’horizon. Un courant d’air froid parcourut la forêt quand il disparut complètement, et les réverbères s’allumèrent davantage. D’instinct, je me rapprochai de la fillette. Une lueur rouge oppressante avait envahi le lieu, des ombres aux contours flous dégoulinaient des pieds des réverbères. Cela m’évoquait des racines, et je leur imaginais des griffes. À ma gauche, j’entendais la respiration haletante de Laureline. Je percevais mon propre cœur qui pulsait trop vite. Tout ce rouge en brouillard devant nos yeux me nouait le ventre, me remontait jusqu’à la gorge. Écœurant. Contenant ma nausée avec difficulté, je regardai Laureline et cherchai quoi lui dire pour l’aider à calmer son angoisse. Je m’aperçus alors qu’elle était devenue translucide, juste les contours d’une silhouette esquissés sur le paysage lugubre. Il n’y avait que le blanc de ses yeux qui demeurât opaque.

— Tu comprends ? me demanda-t-elle tout en rallumant le soleil.

Les ampoules s’éteignirent presque et recommencèrent à grésiller. De rouge, il ne restait que les résistances qui m’indisposaient désormais quand je les regardais. Laureline avait un peu repris consistance à mon grand soulagement. Je n’avais jamais vécu d’expérience aussi dérangeante que celle de voir un être gommé à ce point. La forêt nocturne, irradiée de ses lueurs hostiles, m’avait chamboulée. Maintenant que je la retrouvais de jour, je me rassurais petit à petit.

— Oui, soufflai-je. Je comprends.

La fillette me contempla d’un air las.

— Tu as essayé de planter des graines d’idées à toi ? murmurai-je.

Voilà que je me mettais presque à parler entre parenthèses moi aussi. Il fallait que je la sorte de là. Que je me sorte de là.

— Viens voir, répondit-elle.

Laureline saisit timidement ma main. Elle m’entraîna à travers les lampadaires et les réverbères, loin de la clairière. Nous nous enfonçâmes dans la forêt. Les minutes passaient, ces non-arbres nous encerclaient, innombrables, denses ou épars, dansant sous le coup des bourrasques. Je me demandai depuis quand le vent s’était levé. Un mât déraciné partiellement recouvert de mousse nous barra la route. Quand je m’en approchai, intriguée, je sentis sous mes chaussures des éclats de verre qui craquaient, eux aussi enfouis sous le manteau végétal.

— Recule, m’intima Laureline. Ce sont des idées toxiques, je t’assure. Je vais mieux depuis que j’ai provoqué une tempête contre elles.

Elle reprit ma main et me fit contourner le gros tronc verdâtre strié de rouille, me tira pour nous éloigner de là. Fort, vite. Une douleur irradia dans mon bras. Des branches nous tapotaient plus qu’elles ne nous griffaient sur notre passage, et cela déclenchait des cliquetis mi-mélodieux mi-macabres.

Enfin, Laureline s’arrêta. Entre ses pieds, une jeune pousse de réverbère émergeait du sol. Non pas une branche droite attirée par le ciel, mais plutôt une torsade d’une dizaine de lianes, courbes folles portant des diodes luminescentes multicolores.

— Celle-ci, murmura la fillette, elle est à moi. C’est la seule. Mais elle n’arrive pas à grandir.

Une idée s’imposa à moi, une qui ne se trouvait pas dans cette forêt – peut-être avais-je ma propre forêt d’idées quelque part ? Je regardai tous ces mâts et leurs grosses ampoules grésillantes. L’ambiance sordide de la nuit me revint, sa lumière rouge qui efface et oppresse. Le rouge pouvait pourtant être une couleur belle et vivante. Chaude. Ces ampoules étaient fausses, comme le nom sur la plaque qu’elles surplombaient, comme leur couleur chaude qui n’était que froideur.

— Laureline, dis-je en désignant la forêt, regarde ces lampadaires, ils prennent toute la place. Il faut les faire tomber, comme l’autre !

La fillette me transperça de son regard – en avais-je déjà vu d’aussi intense ? Elle cligna des paupières et les réverbères flashèrent deux fois, comme des phares qu’elle aurait allumés.

— C’est même plus simple que cela, répondit-elle. Mais… j’ai peur. Peux-tu imaginer le vide que cela fera ? Mon paysage est plein. Et même si je le déteste, c’est rassurant de le connaître. Je… suis… terrorisée… à l’idée de tout ce vide. À l’idée de voir l’horizon.

Ses jambes se dérobèrent. Elle s’effondra sur la mousse, je me pétrifiai. Des spasmes la secouèrent, et ses larmes coulèrent en torrents. Pourquoi restais-je plantée là sans réagir ? La consoler, m’excuser, faire quelque chose ! Mes membres refusaient de bouger. J’étais sidérée. Et puis je percevais cette idée qui se transformait en obsession : détruire tous ces lampadaires. Ce n’était qu’une gamine, et elle était coincée dans cette forêt lugubre. Si elle grandissait ici, que deviendrait-elle ? Un fantôme transparent ? Sans passé ? Sans présent ? Sans avenir ? Une extension des idées des autres ?

Brusquement, je l’attrapai. Mes mains serrèrent ses bras, et je sentis l’excitation qui me débordait.

— Laureline, dis-je, moi aussi j’ai peur de l’horizon. Tout le monde en a peur. Et je ne sais même pas ce que je fais ici. Je sais juste qu’on s’est rencontrées, et qu’il nous faut de la place pour avoir des idées. Écoute-moi bien, maintenant. Je serai entre l’horizon et toi, et tu feras l’inverse pour moi, pour qu’on ne le voie pas tout entier. On va s’aider, d’accord ? Et tu vas pouvoir être toi.

Ses tremblements se calmèrent. Dans une grande lenteur, ses bras s’éloignèrent de sa poitrine qu’ils enserraient, se tendirent jusqu’à son arbrisseau d’idées. Elle cueillit une diode violette et l’approcha de son nez. Cela la fit loucher, et j’eus envie de rire malgré le sérieux du moment. Parce que le sérieux n’est qu’une illusion qu’on s’impose, songeai-je, alors que le rire s’impose par-dessus les illusions. Puis elle-même se mit à rire, un éclat clair qui claqua dans l’air tandis qu’elle lâchait la minuscule lumière. Je l’observai, éberluée, perdue. La diode avait glissé jusqu’à mes pieds, je la ramassai pour y plonger les yeux à mon tour. Dedans, des dizaines de parenthèses se brisaient les unes contre les autres, s’effondraient en poussière.

— Il y a longtemps, dit Laureline d’une voix vive qui me suspendit à ses lèvres, j’ai décidé de m’enfermer dans cette forêt pour ne plus voir personne. Parce que les autres, ils te disent qui être, ils t’utilisent pour entendre ce qu’ils veulent, ils te chiffonnent, ils t’effacent. Mais seule, je n’ai plus eu envie de créer. J’ai trouvé ça long d’attendre de mourir étouffée par les idées des autres. Alors j’ai ouvert ma forêt pour retourner dans le monde, et puis en fait je n’ai pas réussi à bouger d’ici.

Le début de mon après-midi me revint. Ma sœur ainée et moi, assises dans l’herbe, mon ennui tandis qu’elle se passionnait pour un gros roman assommant. J’avais aperçu un sentier qui s’enfonçait dans la forêt et j’avais décidé de me promener un moment. Impossible toutefois de me rappeler quand les arbres s’étaient changés en lampadaires.

— Les autres ne sont pas un seul lot, n’est-ce pas ? me demanda Laureline. On peut en rencontrer de toutes sortes ?

J’acquiesçai tout en me remémorant un vieux rêve que j’avais fait, enfant.

— De toutes sortes, oui. Il y en a qui savent partager sans rien imposer. Il y en a qui t’aident et d’autres qui te perdent. Mais… Tu peux te défendre, tu sais.

Laureline ne m’écoutait plus. Elle s’était relevée, et sa détermination transparaissait sur tout son être. Je la découvrais sous un jour nouveau, pas tellement différente, mais ravivée, comme si une croute d’argile s’était craquelée et avait disparu de sa peau. Partout autour de nous, et toutes à la fois, les ampoules se mirent à luire, à briller jusqu’à l’incandescence. Et elles ne grillèrent pas. Elles s’enflammèrent. On entendait de-ci de-là des bruits de verre qui explose et pleut sur le sol. Les réverbères devinrent des torches. Le métal de leurs branches et de leur mât fondit sous la chaleur. Nous nous serrions contre l’arbrisseau à diodes pour échapper au brasier, contemplant les arbres à idées qui rapetissaient comme des bougies qui se consument. Laureline prenait du rose aux joues. Je la trouvais plus distincte et son ombre dansait pour fêter son contour enfin net. Mes yeux s’affolaient, je cherchai partout un moyen de me rassurer, paniquée par les flammes, et découvris subitement que la parenthèse de ses lèvres s’était inversée. Laureline souriait autant que je me crispais au milieu de ce gigantesque incendie. Pourquoi n’avais-je pas plus chaud ? Il me fallut de longues minutes pour admettre que je ne mourrais pas, et seulement quelques secondes pour décider de ne pas réfléchir à comment cela était possible. La fillette m’enveloppa de ses bras, un peu s’accrochant, un peu me soutenant. Une tendre douceur m’emplit l’esprit, ou une brume apaisante, ou une fatigue… mes paupières papillonnèrent. Je perdis la vision de la scène, me sentis flotter. Délicieuse sensation de tiédeur.  Puis une secousse – la main de Laureline sur mon épaule – me ramena à la réalité. J’ouvris grand les yeux et put voir l’horizon, le monde, le champ de tous les possibles qui s’étalaient devant nous. Plus de forêt, plus de lampadaires, plus de mousse. De l’herbe verte et haute pour nous picoter les jambes. Et au loin dans la prairie, ma sœur qui nous hélait en nous faisant signe :

— Alice !