On oublie trop souvent de raconter les histoires des arbres, et pourtant ! Leurs troncs robustes traversent les âges. Du haut de leur cime, ils sont aux premières loges du spectacle de la vie. Ne les avez-vous jamais entendus narrer quelques aventures ? Peut-être n’avez-vous pas reconnu leur voix… C’est le bruissement de leurs feuilles, car le vent leur tient lieu de page blanche et leurs branches sont leurs stylos.

Mais il n’est jamais trop tard ! Et d’entre tous, il vous faut au moins savoir le conte de Rogalda qu’on a aussi nommé l’arbre à vagues. Voici son histoire…

*

Il était une île, un de ces minuscules points sur les cartes du monde dont on ne sait jamais s’il s’agit d’une terre ou d’une éclaboussure de chocolat chaud (c’est tout le problème de discuter géographie au petit déjeuner et de vouloir vérifier où se trouve Djibouti, voilà qu’on sort la carte et à la moindre maladresse on redécore le monde). Mais allons voir cette île de plus près, quelques temps avant que Rogalda ne naisse.

En réalité, elle n’était pas si petite, et l’on découvrait en s’approchant qu’une vaste forêt parsemée d’étangs la recouvrait, un véritable paradis pour les libellules qui habitaient là par centaines de milliers. On avait d’ailleurs nommé le lieu « Île aux Libellules ». Des légendes disaient de ces insectes aux longues ailes et aux reflets multicolores qu’ils étaient des fées des eaux et veillaient sur l’île.

*

Un jour où les écureuils faisaient leurs provisions pour l’hiver, une noisette très spéciale fut cueillie. L’écureuil qui la choisit était un grand gourmand. Il sautait d’arbre en arbre pour remplir ses pattes de fruits et même en caler sur son dos à l’aide de sa grosse queue touffue. Pas question de manquer de nourriture pour l’hiver ! Il avait passé des semaines à repérer des cachettes et déposait maintenant ses délicieux trésors dans chacune d’elles. Les noix dans les creux des troncs, les glands sous les pierres… Et pour être sûr de ne pas se faire voler les noisettes, ses petites préférées, il grattait la terre et les enterrait à l’abri des curieux.

Mais la mémoire des écureuils leur joue parfois des tours, ou peut-être celui-ci avait-il eu les yeux plus gros que le ventre et n’avait pas pu manger toutes ses réserves ? Quoi qu’il en soit, la noisette très spéciale ne fut jamais mangée et elle resta dans sa cachette, oubliée.

Or, voici un secret en or : chaque fruit cache une graine.

*

La pluie abreuva la graine très spéciale, les feuilles tombées au sol la nourrirent, et pour elle, le soleil réchauffa l’humus. Une nuit, une averse ramollit la terre, et une pousse s’étira timidement entre les grands troncs. Ce n’était qu’une brindille à l’écorce d’un bleu lumineux comme l’eau d’un lagon, qui portait cinq petites feuilles vert tendre.

Rogalda était né.

*

Des centaines de libellules arrivèrent aussitôt. Elles virevoltèrent autour de l’arbrisseau, comme pour le féliciter d’être enfin passé au-dessus du sol. Les grands arbres alentours n’avaient jamais vu les fées des eaux dans une telle agitation ! Ils ne connaissaient pas non plus d’arbre à l’écorce bleue et l’observaient avec étonnement. Il y avait bien l’eucalyptus arc-en-ciel au tronc multicolore et changeant, mais rien à voir avec ce bleu turquoise ! Et puis les feuilles de Rogalda étaient celles d’un noisetier, c’était indiscutable. Une grande cacophonie emplit bientôt toute l’île, chaque arbre avait son mot à dire sur cette étrange naissance.

— Quelle couleur bizarre, murmuraient les frênes. 

Et toutes les feuilles de la forêt bruissaient pour se répéter la chose.

— C’est tout de même inquiétant, dirent les bouleaux, espérons qu’il ne s’agisse pas d’une maladie. C’est peut-être contagieux. Ses feuilles sont vertes comme les nôtres, mais ce tronc ? Ces branches ?!

— Les libellules savent sûrement quelque chose, s’exclamèrent les chênes, il faut trouver quelqu’un qui parle libellule !

Rogalda écoutait sans rien dire. Ses branches ne pouvaient encore même pas supporter le poids d’un écureuil. Comme il se sentait minuscule ! Majestueux, les cèdres firent soudainement craquer leur bois.

— Allons, grondèrent-ils avec force pour que toute l’île les entende, même si nous n’en avons jamais vu de telle, il n’y a aucune importance à la couleur de nos écorces. Rogalda est un arbre, comme nous tous. Nous devrions plutôt le saluer.

Comme ils étaient les plus hauts et les plus vieux arbres de la forêt, personne n’osa les contredire et les bruissements cessèrent.

Alors, la forêt se courba pour enfin saluer la naissance de Rogalda, et les grands arbres lui promirent de le protéger des bourrasques pendant qu’il grandirait.

*

Jours, semaines, mois, années ! Le temps s’étira à l’image des branches de Rogalda. Tous ses diamètres grossirent. Au fur et à mesure qu’il prenait de la hauteur, il se sentait de plus en plus robuste et voyait de plus en plus loin entre les troncs. Plus personne ne lui parlait de son écorce bleue, même si ses voisins gardaient leur distance. Rogalda s’en fichait. Ce bleu lui plaisait beaucoup, à lui. Il n’en aimait d’ailleurs pas moins les nuances de marron et de blanc de ceux qui l’entouraient.

Les arbres ne lui parlaient presque jamais, mais il s’en fichait aussi. Il avait trouvé d’autres amis qui ne s’attardaient pas sur le bleu de son écorce. Pour les mammifères et les oiseaux de la forêt, peu importaient les formes ou les couleurs : les arbres étaient tous des abris grâce à leurs branches ou au creux de leurs racines, et de fabuleux grattoirs à dos grâce à leur tronc rugueux ! Rogalda savait le langage des hérissons, écureuils, renards et blaireaux, et de pratiquement tous les oiseaux qui le visitaient. Son meilleur ami était un écureuil espiègle nommé Sapo, né au printemps dans un chêne voisin.

*

— C’est sûrement mon père qui a planté ta graine, décida un jour Sapo, nous sommes frères !

Rogalda n’osa pas lui dire qu’il s’agissait plutôt de son arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père ! Il bruissa et fit de ses branches un trampoline pour son ami.

— Regarde ! J’imite le loup qui marche sur un hérisson !

Sapo avança sur la pointe des pieds, museau pointu en avant et regard ténébreux, puis feignit de poser la patte sur quelque chose qui pique. Son poil tout entier se hérissa tandis qu’il sautait sur place en poussant des cris. Rogalda partit dans un grand fou rire. (Pour savoir qu’un arbre rit, c’est très facile, vous le voyez secouer ses feuilles comme si une tempête s’était levée, mais lorsque vous tendez la main vous vous apercevez qu’il n’y a pas de vent.) Les libellules tournaient toujours autour de Rogalda par centaines et vinrent se poser près de Sapo, comme inquiètes pour lui. Le jeune écureuil passa de l’orange au rouge et fila se cacher de l’autre côté du tronc.

— J’aimerais tant leur parler, dit Rogalda, mais les langages des insectes sont compliqués, et plus encore ceux des fées…

— Moi non plus je n’y comprends rien, dit Sapo, mais je sais dire bonjour en scarabée, cela nous sera sûrement utile un jour…

*

La vie déroulait paisiblement son cours sur l’Île aux Libellules, jusqu’à un après-midi de grande chaleur où une odeur piquante se répandit soudain. Les oiseaux arrivèrent à tire-d’aile en même temps que des cris lointains.

— Au secours ! Au feu !

— Un incendie !

Sapo accourut dans les branches de Rogalda. Autour, les arbres se tordaient de peur et s’accrochaient au sol de toutes leurs forces avec leurs racines. Un peu de sève coulait le long de leur tronc, telles des larmes d’inquiétude.

— Que faut-il faire ?! cria Rogalda aux autres arbres. Comment pouvons-nous arrêter le feu ?

De la fumée noire s’élevait à l’horizon. L’odeur de brûlé était de plus en plus présente. L’incendie se rapprochait… Mais personne ne répondait à Rogalda qui répétait ses questions inlassablement.

— Dites-moi ce qu’on doit faire !!

— Rien, répondirent enfin les cèdres. Il faut espérer que les humains parviendront à éteindre l’incendie avant qu’il ne nous atteigne. Nous ne sommes que des arbres, nous ne pouvons rien faire.

*

Des animaux arrivaient en courant à perdre haleine. Les plus agiles montaient sur les hautes branches pour scruter l’horizon et mesurer la progression du feu. Sapo toussait à cause de la fumée. Il fourra son museau dans les feuilles de Rogalda pour en inspirer de l’oxygène. Ouf, cela l’aidait un peu. Mais la fumée épaississait. Hérissons, renards, souris, cerfs… Tous fuyaient dans un défilé incessant.

— Il faut que tu partes, Sapo.

— Non, pas encore, déclara-t-il fermement en se frottant contre l’écorce bleue. Regarde, les libellules, elles essayent de te dire quelque chose.

Rogalda soupira.

— Il doit forcément y avoir une solution pour se défendre nous-mêmes. Je suis sûr qu’elles veulent nous aider…

Les libellules scintillaient, clignotaient, accéléraient leur danse. Leur vrombissement ressemblait presque à des mots. Rogalda essayait désespérément de les comprendre. Que pouvaient-elles bien dire ? Paniqué, il inspira profondément l’eau du sol avec ses racines, si fort qu’il sentit le goût salé de la mer dans son tronc. Son écorce devint plus bleue encore, il lui sembla que le paysage tournoyait derrière les libellules.

— Arbres, cria Sapo, ne pouvez-vous pas fuir ?

— Non, répondit un bouleau apeuré, nous pouvons nous déraciner pour aller un peu plus loin, mais nous sommes beaucoup plus lents que les flammes. Il faut compter sur les humains.

— Nous ne pouvons rien faire, répétèrent tristement les cèdres.

Aucune sève ne coula sur le tronc de Rogalda, mais une larme d’eau salée. Comme les autres, il baissa les branches. Sapo toussa encore, mais refusa de partir.

*

Les minutes passèrent, et le feu n’était toujours pas là. Pour regarder au loin, Rogalda étira ses branches aussi haut qu’il put, à s’en mettre sur la pointe des racines. Sapo grimpa et observa l’horizon avec lui. Ils virent la fumée noire blanchir, et un avion déverser des trombes d’eau sur les flammes. L’odeur n’était plus la même, et les cris cessèrent. Un lourd silence tomba sur l’île, chacun retenait sa respiration pour tenter d’entendre ce qui se passait au loin. Les oiseaux n’osaient pas encore se remettre à chanter, ils attendaient le retour du grand hibou qui avait volé dans la direction de l’incendie.

Ses longues ailes battirent bientôt l’air et son ululement résonna de toute part :

— Le feu est éteint ! Le feu est éteint !

Un grand frisson de soulagement parcourut toute la forêt.

*

— Cela recommencera, dit Sapo encore tremblant. Tu as un secret, Rogalda, nous devons le découvrir.

Les libellules se posèrent autour de Sapo et semblèrent acquiescer de leur minuscule tête.

— Quel secret, Sapo ? Tu ne vas pas te mettre toi aussi à dire que je ne suis pas comme tout le monde !

— Rogalda, je l’ai vu quand j’étais sur tes branches. Tu ne pleures pas de la sève, tu pleures de l’eau de mer !

— Et alors ? Ça n’a servi à rien !

— Tu es différent.

— Je ne veux pas être différent, s’énerva Rogalda. Laisse-moi tranquille ! Descends de mon tronc !

Rogalda secoua ses branches avec force. L’écureuil faillit tomber et sauta de justesse sur le bouleau voisin.

— Je veux seulement t’aider ! Je vais aller voir les scarabées et apprendre tous leurs mots. Puis je leur demanderai de m’apprendre le langage des araignées qui vivent dans la grotte du bout de l’île. On dit qu’elles sont les seules à savoir parler libellule. Quand je saurai parler aux araignées, elles m’apprendront le langage des libellules. Ce sera long, mais je reviendrai. Je te le promets.

De l’eau coulait sur le tronc bleu de Rogalda. Il ne dit rien tandis que son ami s’éloignait. Sa voix était nouée dans son bois.

*

Sans Sapo, la caresse du vent n’était plus la même, l’odeur de la mousse humide le matin non plus. Les feuilles prenaient une teinte rousse avec la venue de l’automne, et elles étaient comme un coup de hache sur le tronc tant elles rappelaient à Rogalda le doux pelage de son ami. Personne ne parvenait à le consoler.

Des promeneurs humains passèrent ce jour-là. Rogalda avait entendu de nombreuses exclamations, étonnements et compliments de la part des humains sur la couleur de son écorce, mais jamais ce qu’il entendit cette fois-ci.

— Ne ramasse pas ce bois-là, dit le premier homme en désignant les branches cassées au pied de Rogalda. J’en ai pris une fois, il ne brûle pas. Rien à faire, c’est comme s’il était gorgé d’eau et ne séchait jamais !

— Ça doit être une espèce de noisetier à part, vu la couleur de son écorce, répondit le second. Étrange tout de même, du bois qui ne brûle pas…

Tout le monde avait entendu leur conversation, et à peine se furent-ils éloignés que les arbres se mirent à chuchoter.

*

— Vous avez entendu ?

— Son bois ne brûle pas…

— Il n’est pas comme nous.

— Que veut-il avec son écorce bleue ?

— Ce n’est pas un vrai arbre. Ça brûle, le bois d’un vrai arbre.

— Et l’incendie alors ? Il aurait été le seul arbre à ne pas brûler ?

— C’est peut-être ce qu’il voulait, qu’on disparaisse tous et qu’il n’y ait plus que des arbres bleus comme lui !

— Il est sûrement dangereux.

— Il ne faut pas rester près de lui !

— Oui, éloignons-nous.

— Éloignons-nous.

Rogalda les entendait sans savoir comment se défendre. Il inspirait plus vite par ses racines pour essayer de contrôler la peur qui montait en lui et sentait un goût d’eau salée le submerger. Et Sapo qui n’était pas là pour le réconforter…

— Ce n’est pas vrai, cria-t-il, je suis un arbre ! Et je ne veux de mal à personne !

Aucun arbre ne répondit. Pas même les cèdres qui ne savaient plus quoi penser. Cette nuit-là, tous les arbres se déracinèrent et reculèrent de vingt centimètres pour s’éloigner de Rogalda.

*

Nuit après nuit, les arbres s’écartèrent de plus en plus. Ils tiraient de toutes leurs forces sur leurs racines pour les extirper du sol et se traînaient un peu plus loin. Une petite clairière se forma autour de Rogalda qui pleurait silencieusement. Les écureuils venaient laper toute cette eau qui coulait sans cesse sur son tronc et essayaient de le consoler tant bien que mal.

— Ne les écoute pas ! Ne les regarde pas ! Ils ne te connaissent pas.

— Il faut arrêter de pleurer, tu vas finir tout déshydraté !

— Je ne peux pas arrêter, répondait Rogalda. Même Sapo m’a abandonné.

Une flaque apparut bientôt à son pied. Les semaines passant, la clairière s’agrandit et la flaque devint une mare peu profonde. Rogalda remarqua que les arbres étaient maintenant si loin de lui qu’il n’entendait même plus leurs chuchotements. Alors sa tristesse se changea en colère.

*

Une colère comme il n’en avait jamais ressenti. Les libellules cessèrent leur danse et se posèrent toutes sur son tronc ou ses branches. Rogalda perçut soudain un gigantesque pouvoir dans ses racines. Elles puisaient dans le sol si fort et si loin que l’eau de la mer montait en lui. Sa colère s’y mélangeait, tout s’entremêlait : les eaux autour de lui et sa rage. Brusquement, les mares et les étangs s’animèrent. Leur surface se troubla de petites vagues et de tourbillons.

— Que se passe-t-il ? s’inquiétèrent arbres et animaux. Il n’y a pourtant pas de vent…

*

Tout autour de l’île, la mer s’agita. Elle monta sur la plage puis recula, monta encore plus haut et recula encore plus loin, pour prendre davantage d’élan.

Des fontaines jaillirent entre les racines de Rogalda. Il pensait aux arbres qui le montraient de leurs branches en disant qu’il n’était pas comme eux. Les mares, les étangs et la mer se soulevèrent tous à la fois, et des vagues géantes déferlèrent sur l’île.

— Rogalda ! Arrête ça ! crièrent les animaux.

Les oiseaux attrapèrent les mammifères qui ne savaient pas nager et les portèrent sur les cimes des arbres qui s’accrochaient au sol tant bien que mal pour résister aux vagues.

— Arrête !

Les libellules clignotaient. Elles essayaient de dire quelque chose. Alors qu’une nouvelle vague traversait la forêt, elles se serrèrent en un nuage d’insecte qui prit la forme d’un petit écureuil.

— Sapo… bruissa Rogalda.

L’eau s’apaisa. Les vagues s’effondrèrent sur elles-mêmes. Tout redevint calme.

*

Autour de Rogalda, la clairière s’était changée en marécage à cause de la tempête. Il n’y avait plus que les libellules pour tourner autour de lui. Tous les autres animaux avaient désormais peur de sa colère, personne n’osait plus l’approcher. On disait qu’il était d’une nouvelle espèce : un arbre à vague, dangereux comme un lion affamé.

Et Rogalda se sentait seul. Désespérément seul. Et désespérément triste.

*

Le temps passa et sécha la terre que la tempête avait détrempée, mais pas les larmes de Rogalda.

Un jour d’été, une odeur piquante se répandit progressivement. Une odeur qui réveilla aussitôt d’horribles souvenirs chez tous les habitants de la forêt.

— Au feu ! Au feu !

Le cœur en bois de Rogalda se serra. Il ne savait même pas où était Sapo…

De la fumée noire s’élevait au loin, un énorme nuage vertical trois fois plus gros que la fois précédente.

— Fuyez, crièrent les arbres aux animaux, l’incendie est trop important, les humains ne parviendront pas à le stopper !

— Nous n’en avons jamais vu d’aussi grand, murmurèrent les cèdres.

*

Sans perdre de temps, les animaux coururent jusqu’à Rogalda et traversèrent le marécage qui l’entourait pour grimper sur lui. Il y avait si longtemps qu’on ne lui avait pas gratté l’écorce à petits coups de griffes et qu’il n’avait pas senti le poids des oiseaux sur ses branches ! Il bruissa de bonheur en retrouvant ces délicieuses sensations.

— Aide-nous Rogalda ! Tu es le seul à pouvoir éteindre l’incendie !

— Moi ? Mais comment ? demanda-t-il.

— Avec tes vagues ! Il faut que tu soulèves la mer, comme la dernière fois !

— J’en suis incapable… Je ne sais pas comment j’ai fait, et puis c’était dangereux, je ne dois jamais le refaire.

— La forêt brûle ! Même si tes vagues nous ont fait très peur, elles sont le seul moyen d’arrêter l’incendie. Tu dois le refaire !

L’air sentait le brûlé et la fumée. Tous les animaux se mirent à tousser. Rogalda se concentra, réfléchit. Il essaya de puiser dans le sol, mais l’eau ne lui obéissait pas. Il ne savait pas comment recréer les vagues qui lui avaient causé tant de tort, et qui pouvaient maintenant sauver la forêt.

Les libellules tournoyaient et vrombissaient pour lui parler, mais comme toujours, il n’y comprenait rien.

— Vite, Rogalda ! Le feu s’étend !

— Je voudrais tellement vous aider… répondit-il en pleurant.

*

Soudain, une silhouette familière apparut dans le ciel enfumé. C’était celle du grand hibou qui portait un petit être entre ses puissantes serres.

— Sapo ! s’exclamèrent tous les animaux.

Toutes les feuilles de Rogalda se dressèrent, leur vert se mit à briller. Des bourgeons germèrent partout sur ses branches et des noisettes poussèrent à toute allure. Son ami était de retour après une année entière d’absence, longue comme cent vies de papillons. Il avait beaucoup grandi. Sapo grimpa sur les branches de son ami et serra son gros tronc entre ses pattes.

— Tu m’as manqué, Rogalda ! J’ai tenu ma promesse, j’ai appris le langage des scarabées, des araignées, et j’ai enfin pu apprendre celui des libellules. Je peux les comprendre maintenant !

Les libellules dansèrent de joie et se rassemblèrent près de Sapo.

— Au feu ! Au feu ! criait-on de toutes parts.

— Demande-leur comment je peux refaire des vagues ! s’écria Rogalda. C’est la seule chance de sauver la forêt !

*

Les vrombissements des libellules résonnèrent en chœur. Seul Sapo comprenait cet étrange chant qu’il traduisait au fur et à mesure.

— Elles disent que tu es un arbre fait de sève et de bois, comme les autres, expliqua-t-il, et que tu ne possèdes pas de pouvoir que les autres n’ont pas.

Tout le monde se taisait et écoutait attentivement.

— Elles disent qu’elles ont seulement appris à ta graine comment se servir de toutes ses possibilités et que tu ne t’en souviens pas parce que tu étais trop petit, mais que tu l’as fait instinctivement.

— Tous les arbres peuvent contrôler l’eau, alors ? demanda un rossignol.

— Ce n’est pas vraiment contrôler, répondit Sapo. Les libellules disent que tous les éléments de la nature sont liés, se servent et se complètent, que l’eau écoute les arbres et leurs demandes.

— Alors je dois demander à l’eau ? dit Rogalda un peu déboussolé.

— Elles disent qu’il n’y a pas toujours besoin d’un langage fait de mots, qu’il te suffit de ressentir les choses.

*

Rogalda inspira l’eau par ses racines et perçut le délicieux goût de la mer. Calmement, il se laissa imprégner de sa tristesse et de son envie de protéger la forêt quand il songeait à l’incendie. Le bleu de son écorce se mit à briller. Le marécage autour sembla se réveiller.

Dans la mer, une vague s’éleva. Énorme. Gigantesque. Elle avança vers l’île avec une lenteur incroyable. Lorsqu’elle monta sur la plage, elle évita les crabes pour ne pas les déranger, puis elle fit de même avec les habitations des humains et chaque animal sur son chemin. La vague gagna la forêt et se contenta de combattre le feu sans emporter dans son flot aucun être vivant. Et le feu, malgré sa force, s’inclina devant la mer.

Les libellules se mirent à chanter dans leur étrange langage, les arbres dansèrent dans le vent, et les animaux se roulèrent joyeusement dans les flaques d’eau. La forêt était sauve !

Rogalda et Sapo se frottèrent l’un contre l’autre, heureux.

*

Au bout de quelques semaines, quand les arbres se furent tous rapprochés de Rogalda pour l’entourer de nouveau, ils se courbèrent pour le saluer comme au jour de sa naissance.

— Nous te devons des excuses, Rogalda. Tu es comme nous, et tu nous as sauvés.

— Non, répondit-il. Je ne suis pas comme vous. Si je rencontre un arbre qui a une différence, je n’aurai pas peur de lui, et il aura autant de valeur que les autres arbres pour moi.

Les arbres se courbèrent davantage.

— J’ai bien failli tout détruire la première fois que j’ai fait des vagues, reprit Rogalda, et elles vous ont sauvé la deuxième fois. Les vies des arbres sont longues, mes amis, pourtant les nôtres ne suffiront pas pour tout comprendre. Je sais seulement que lorsqu’on rencontre un être différent, il a sûrement quelque chose à nous apprendre.

— Oui, dirent les cèdres, je crois que nous avons tous appris quelque chose.

*

Il était une île, un de ces minuscules points sur les cartes du monde dont on ne sait jamais s’il s’agit d’une terre ou d’une éclaboussure de chocolat chaud. Rogalda y avait grandi. Il ne restait plus qu’une petite centaine de libellules qui demeuraient là, en gardiennes des eaux. Les autres étaient parties trouver d’autres graines dans d’autres forêts pour leur souffler des idées dans leur étrange langage.

Au bout de quelques années, le nom Île aux Libellules ne convenait vraiment plus, et il fut tout naturellement remplacé par Île des Arbres à Vagues.

Car en temps de grande sécheresse, on voyait désormais de petites fontaines jaillir au pied des arbres dont les troncs brillaient de beaux reflets bleus. Grâce à cela, il n’y eut plus jamais d’incendie dans la forêt.

Mais surtout, et c’est ce qui rend cette histoire importante, il n’y eut plus jamais d’arbre seul au milieu d’une clairière.